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Photo du rédacteurThibault Scohier

Akira Kurosawa au crépuscule


Rêves (1990) © Warner

Profitons de la rétrospective proposée par la Cinematek autour des films d’Akira Kurosawa pour explorer ses derniers longs-métrages, souvent ignorés, mais qui éclairent l'œuvre de ce réalisateur qui a marqué l’histoire du cinéma.


Depuis la mi-septembre, la Cinematek propose une vaste rétrospective du réalisateur japonais Akira Kurosawa. Ont déjà été mis en avant de nombreux pans de son travail : aussi bien sa période moderniste au sortir de la Seconde Guerre mondiale (Je ne regrette rien de ma jeunesse, Un merveilleux dimanche), que celle de ses films noirs au tournant des années 1950 (L’Ange ivre, Le Duel silencieux, Chien enragé), ses réinterprétations du chambara, le récit de sabre (Les Sept Samouraïs, Le Garde du corps, Sanjuro) ou encore des longs-métrages importants qui ont expérimenté de nouvelles formes narratives comme Rashōmon. Mais il est une période de sa filmographie qui est souvent mal connue ou mal aimée : ses trois derniers films testaments.


Considéré, à peu près unanimement, comme un des maîtres du cinéma japonais classique, Kurosawa a en effet connu à partir des années 1970 une longue traversée du désert. Ses grandes réalisations tardives (comme Kagemusha ou Ran) ne furent possibles que grâce à des fonds étrangers et au soutien de cinéastes tels que George Lucas ou Francis Ford Coppola qui s’étaient inspirés de son travail ou l’admiraient. Et c’est Steven Spielberg qui est venu à sa rescousse et lui a permis de produire le film hors des sentiers battus qu’est Rêves (1990).


Yume (en japonais) est un long-métrage anthologique, une collection de huit rêves sautant d’un genre à l’autre, du fantastique au post-apocalyptique en passant par la légende ou la peinture animée. Souvent jugé inégal ou foutraque, le film est pourtant une formidable invitation au cinéma, un manifeste plastique qui nous crie : ce que vous rêvez, vous pouvez le montrer à l’écran ! Kurosawa joue pour cela avec des décors théâtraux, qui ont peut-être déplu au public et à la critique au moment de sa sortie tant leur onirisme et même parfois leur impressionnisme fait fi du réalisme. Mais c’est précisément ce caractère irréel qui fait de Rêves un film à nul autre pareil, une sorte de conte visuel idéal, où l’imagination seule règne sur la production. Il constitue aussi une sorte de retour à l’envoyeur : difficile de ne pas penser en le voyant au chef d’œuvre de Paul Schrader, Mishima (1985), qui était lui-même un connaisseur du cinéma japonais et de Kurosawa.


Madadayo (1993) © mk2

Viennent ensuite deux longs-métrages testamentaires à tous les égards : Rhapsodie en août (1991) et Madadayo (1993). Si Rêves constitue l’héritage formel de Kurosawa, ces deux films sont la somme des thématiques qui l’ont habité tout au long de sa carrière : l’humanisme, la lutte contre l’injustice, le rapport à la nature ou encore une certaine manière de confronter la société japonaise à ses tabous et ses contradictions. S’ajoutent à cela leurs histoires crépusculaires, évoquant la mort ou la disparition à venir, la nécessaire transmission du savoir et des valeurs.


Dans Rhapsodie en août, une famille japonaise découvre qu’un de ses parents est devenu riche en Amérique. Alors que les adultes essaient de nouer des relations fructueuses avec cette nouvelle branche, la grand-mère et leurs enfants sont confrontés aux cicatrices laissées par l’explosion nucléaire de Nagasaki. Fait rare dans sa carrière, Kurosawa tourne à hauteur d’enfants, plus sages et justes que les adultes, intéressés et menteurs. Les rapports entre le Japon et les États-Unis – que le cinéaste a pu vivre de lui-même en s’exportant quelques années à Hollywood et en bénéficiant du soutien de plusieurs réalisateurs américains – sont décortiqués à travers de cette mémoire, à la fois silencieuse et flagrante.


Madadayo est construit comme un vrai-faux biopic de l’écrivain et professeur Hyakken Uchida, homme fantasque et grand conteur. Difficile de ne pas y voir le reflet de Kurosawa lui-même ! Dans la première scène du film, le personnage principal fait ses adieux à sa classe, comme le cinéaste ferait ses adieux à son public. Tout le long-métrage tourne d’ailleurs autour du rapport de maître à élèves ; ceux-ci s’occupent de leur professeur vieillissant et l’aide à traverser les affres de l’après-guerre. Ils organisent notamment un banquet annuel où le vieil homme répond systématiquement, comme dans les règles du cache-cache japonais : « madadayo ! », « je suis pas encore prêt (à partir) ! » L’influence du cinéma japonais classique, notamment celui d’Ozu, se marie avec d’autres sources américaines et européennes – on pense immédiatement à Au feu, les pompiers ! (1967) de Miloš Forman lors du premier banquet. Dernier film de Kurosawa, il n’est pas exempt d’une certaine ambiguïté, notamment dans son rapport à la tradition, qui s’inscrit presque en faux de ses œuvres modernistes des années 1940-1950.


Si Rêves peut se regarder isolément, comme une curiosité expérimentale, Rhapsodie en août et Madadayo gagnent à être vu comme l’aboutissement d’une œuvre. Le style visuel de Kurosawa y est peut-être plus sage, plus discret mais sa caméra se met toujours au service du mouvement. Quand elle se fixe, parfois longuement, c’est pour mieux capter la réaction de ses personnages, parfois solitaires, parfois en groupes plus ou moins importants ; ou la grâce propre à la nature qui peut être tour à tour grandiose et inquiétante. Ce sont surtout deux films parlant de celles et ceux qui racontent des histoires – la grand-mère dans le premier, le personnage du professeur dans le second. Héritier d’un cinéma romanesque, s’embarquant volontiers dans des genres marqués, du polar au chambara, Kurosawa semble y admonester la société japonaise et peut-être encore plus son industrie cinématographique ; dire aux réalisateurs et réalisatrices : vous êtes des conteurs, voilà votre métier, tout simplement.


Quand, lors du plan final de Madadayo, la caméra se lève vers un ciel enflammé par le crépuscule, on devine dans cette vision symbolique le souhait du réalisateur : disparaître dans un vaisseau de nuages illuminés. Le ciel et ses iridescences baignent tous les derniers films d’Akira Kurosawa, de Kagemusha jusqu’à cette scène finale. Comme s’il le scrutait dans l’attente de son propre départ.


Rêves est à découvrir à la Cinematek le 5 novembre, Rhapsodie en août le 6 novembre et Madadayo le 7 novembre.On peut aussi y voir le documentaire A.K. réalisé par Chris Marker sur le tournage de Ran, les 5, 9 et 14 novembre.


Rêves (1990) © Warner

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