L’appendice de David Cronenberg
Avant le lancement de son premier numéro papier en octobre 2022, la rédaction de Surimpressions vous propose une série d'articles en avant-goût.
Le nouveau film de David Cronenberg n'est pas une œuvre aimable. Le contraire aurait évidemment été étonnant : à travers son parcours cinématographique, qui couvre plus de 50 ans, le réalisateur canadien a toujours eu à cœur d'explorer les tréfonds de l'être humain d'une façon à la fois fascinante et répugnante. Des transformations corporelles de La Mouche aux fantasmes morbides de Crash, des perversions télévisuelles de Vidéodrome aux cauchemars du Festin Nu, chacun de ses films déborde d'éléments malsains. Même après avoir délaissé au passage du 21e siècle l'horreur et la science-fiction pour se tourner vers le thriller, le réalisateur est resté attaché aux recoins les moins reluisants de l’humain, comme en témoignent Spider, A History of Violence ou Cosmopolis. Il allait donc de soi que Les Crimes du futur, présenté bien avant sa sortie comme un retour aux sources pour Cronenberg, serait une œuvre clivante.
Portant le même titre que son deuxième long-métrage (Crimes of the Future, 1970) et inspiré d'un scénario écrit par ses soins dans les années 90, Les Crimes du futur voit en effet le cinéaste renouer avec ses obsessions favorites, à savoir le corps humain, ses nouvelles mutations et ses désirs naissants. Nous projetant dans un futur dont on ne sait s'il est proche ou lointain, le réalisateur dessine une société en déliquescence où s'abîmer et se modifier le corps est devenu chose courante. La douleur y est une commodité comme une autre, et la mise en scène d'actes chirurgicaux un spectacle mondain et érotique. Dans ce monde dépeuplé, Saul Tenser (Viggo Mortensen, flegmatique mais vulnérable) et sa partenaire Caprice (Léa Seydoux, intense et hypnotique) sont des stars. Le premier développe sans cesse de nouveaux organes que la seconde découpe devant un public ravi, à l'aide d'un appareil gluant et organique qui semble tout droit sorti d'eXistenZ.
Le duo n'agit pas uniquement de la sorte pour les beaux yeux de leurs spectatrices et spectateurs. Dans une scène aussi sensuelle qu'horrifiante comme Cronenberg en a le secret, les deux artistes, étendus nus sur une grotesque table d'opération, se découpent mutuellement la peau. Une étrange parade érotique (parmi d'autres) qui nous confirme que la chirurgie est belle et bien devenue «le nouveau sexe» dans ce monde à la dérive. Devant un spectacle aussi déconcertant, la question de savoir si cette vision du futur est crédible ou non n'est plus vraiment pertinente. Cronenberg est plus artiste que prophète. S'il passe par la science-fiction, ce n'est pas tant pour prévoir l'avenir que pour laisser libre cours à ses préoccupations et les exagérer.
Puisqu'aujourd'hui nous consommons à notre insu des microparticules de plastique dans notre eau, le cinéaste imagine donc une évolution de l'espèce humaine où une alimentation à base de matières synthétiques aurait sa place. Puisque nous sommes au bord de la catastrophe écologique, il imagine un monde dépeuplé, dans lequel la plupart des inventions modernes auraient disparu, y compris les voitures. Tourné au port d'Athènes, le long-métrage s'attarde davantage sur les murs crépis et les épaves de ce coin industriel de la Grèce que sur ses plages. Ce cadre moite et sordide, filmé avec rigueur par le chef-opérateur Douglas Koch, dessine un futur qui serait le vestige très lointain de notre présent.
Peuplé de personnages singuliers dont les actions défient la raison, le film entretient des rapports particulièrement ténus avec notre réalité. Les performances enfiévrées des différents interprètes y sont pour beaucoup : dans le petit rôle d'une chercheuse au Registre National des Organes, Kristen Stewart est fascinante, livrant une performance intense qui flirte avec l'auto parodie. Qu'elle s'exprime, comme les autres personnages, à la manière d'une artiste imbue d'elle-même, renforce l'étrangeté du film. Les dialogues ouvrent des pistes de réflexion passionnantes sur la mort, la performance, le sens de nos chairs et bien d'autres sujets. Mais à l'image d'un Cosmopolis, le déluge verbal est parfois plus agaçant qu'il n'est intrigant. Si Les Crimes du futur marque un retour aux sources pour son auteur, c'est un retour qui semble vouloir contenir en lui tout ce qui fait l'essence du cinéma de Cronenberg : on y retrouve les obsessions et les figures de ses films du siècle dernier, mais aussi certaines tendances plutôt aliénantes qui sont spécifiques à ses créations plus récentes. C'est le cas notamment avec sa fin, puissante mais frustrante, qui maintient curieusement en suspens plusieurs des intrigues du récit.
Si chaque œuvre de Cronenberg est habitée par ses obsessions, ce nouveau film est peut-être celui qui ressemble le plus à un autoportrait. On peut aisément voir dans l'homme vieillissant et malade incarné par Viggo Mortensen un double de Cronenberg. Le réalisateur canadien n'a-t-il pas d’une certaine manière passé ces cinq dernières décennies à exposer ses entrailles comme des œuvres d'art ? Chaque film produit par ses soins n'est-il pas une nouvelle extension de son être ? Vu ainsi, Les Crimes du futur est un des organes les plus hybrides que le cinéaste ait pu créer, un étrange appendice à son œuvre qui synthétise tout ce qui l'a précédé. Cette dernière excroissance offre un spectacle moins choquant qu'on aurait pu l'imaginer, mais elle ne demande qu'à être disséquée : sous ses tissus sommeillent des choses peu reluisantes sur son auteur, et sur nous-mêmes.
Adrien Corbeel
Réalisé par : David Cronenberg Avec : Viggo Mortensen, Léa Seydoux, Kristen Stewart et Scott Speedman Pays : Canada / Grèce / France / Royaume-Uni Durée : 107 minutes
Sortie : Le 25 mai 2022
Soutenez notre campagne de financement sur KissKissBankBank jusqu'au 30 juin 2022 !