Le géant m’approche avec son air débonnaire et détendu, on a un rendez-vous dans un petit café d’Ixelles. Le lendemain, il s’envolera pour l’Italie donner une masterclass de cinéma avec deux comparses à lui. Né à Malmedy, Harry Cleven est un réalisateur belge francophone, accessoirement versé dans les arts martiaux depuis des années. Professeur à l’INSAS (Institut Supérieur des Arts), on lui doit des œuvres qui lui ressemblent, vraies et tendres, mais qui peuvent parfois surprendre par leur noirceur, à l’instar de Zeria, son dernier film.
Bonjour Harry Cleven, qu’est-ce qui vous a mené au cinéma ?
Au départ, je ne me destinais pas au cinéma. Je suis tombé fou amoureux à l’âge de 19 ans et j’ai complètement lâché les cours pour vivre cette idylle avec une femme plus âgée que moi, à l’époque. Je n’ai pas passé mes examens de dernière année. Depuis petit, je peignais et j’avais dans l’idée de devenir peintre mais ce que je ne savais pas c’est qu’il fallait avoir un CESS pour entrer dans une école d’art, ce que je n’avais pas. J’ai donc cherché une école qui n’en demandait pas et on m’a indiqué le conservatoire de Liège, en art dramatique. Il me restait peu de temps pour m’inscrire, je n’ai pas réfléchi, je me suis présenté en dernière minute avec un extrait de Caligula de Camus et le monologue amoureux de Phèdre de Racine, un peu en dilettante. Je me souvenais car on les avait vus en cours. J’ai récité Phèdre en gueulant, ils m’ont pris pour un fou- sur le moment, ils ont ri et ça m’avait vexé car je ne comprenais pas ce qu’il y avait de drôle -, et c’est exactement la raison pour laquelle j’ai été reçu. Parce que chaque année, il fallait un élève “sage” et un trublion. J’étais le trublion.
J’ai pensé que je devais rattraper mon retard, les autres élèves avaient l’air cultivés, d’avoir lu énormément et dans ma famille on ne lisait pas, je n’avais donc pas cette culture-là. Je me suis plongé dans la découverte d’auteurs, que je dévorais, j’étais sérieux et assidu et j’ai vite compris que les autres n’en savaient pas plus que moi. J’ai gardé ce zèle après mes études, j’étais un radical : je ne tolérais pas les retards, les discussions étrangères au travail qu’on faisait, les pauses à rallonge. En fait, ce qui m’intéressait c’était plus l’aspect recherche que celui de présentation devant un public. Mais j’ai définitivement quitté le théâtre car il ne répondait pas à mes attentes, alors je me suis tourné vers le cinéma, d’abord comme acteur. C’est de cette manière que j’ai rencontré Andrzej Zulawski (L’important c’est d’aimer, Possessions). J’ai été très frappé par sa façon de travailler et c’est qui m’a donné l’envie de passer derrière la caméra.
Au conservatoire, j’aimais déjà diriger les autres élèves. Au cinéma, il y avait un aspect technique en plus qui me correspondait particulièrement. J’étais très raide et tendu à mes débuts, je me suis adouci : aujourd’hui, je suis plus à l’écoute des personnes avec qui je travaille.
Vos films, je pense notamment à Mon ange, relèvent beaucoup du fantastique. Quel est votre rapport au réel dans le cinéma?
Un film est pour moi de toute façon fictif. Ce qui est dangereux c’est d’essayer de faire croire que tout est vrai. Par exemple, je n’aime pas du tout Michael Moore car avec ses documentaires dits d’investigation, il fait croire que ce qu’il présente ne relève pas en partie d’une construction et d’un point de vue personnel. À contrario, les frères Dardenne, par leur façon de filmer, laissent entrevoir que malgré le sujet de leurs films, qui tentent de témoigner d’une certaine réalité, ce n’est toujours que leur point de vue: on le comprend notamment quand ils utilisent la technique de la caméra à l’épaule.
J’ai l’envie de rester vrai dans mes films, en ne trichant pas sur l’identité fictive de mes œuvres. Je me consacre beaucoup plus à la recherche du sensoriel plutôt qu’à ce que je considère comme du faux “vrai”. À travers mes films, j’ai envie qu’on ressente des choses car c’est aussi ce que moi je recherche dans les films que je vois, comme chez Tarkovski. Cette scène où il pleut dans Le miroir - on s’en sentirait presque mouillé - me parle énormément.
Mais à part l’aspect sensoriel auquel vous êtes attaché, qu’est-ce qui caractérise vos films?
Les sensations sont importantes, mais l’intime aussi. L’intime dans ce qu’il y a de presque mystique dans les échanges entre les êtres. C’est la rencontre entre le sensoriel et une dimension quasiment spirituelle que je recherche, qui m’attire: j’aime qu’on soit touché sans savoir pourquoi. Ce que je recherche c’est l’invisible, c’est ce qui se passe d'innommable. Les scènes d’amour que j’intègre dans mes films tendent plus à ça qu’à une idée de performance, on est davantage dans l’intérêt pour le toucher. Avec mes films, j’ai envie de toucher les gens par l’intimité en parlant de la mienne. En m’adressant à une part d’irrationnel, j’ai l’impression d’ouvrir des perspectives. De travailler un muscle qu’on n’a pas l’habitude de travailler.
Vous mettez aussi en avant, des thématiques récurrentes comme la famille, y compris des éléments plus autobiographiques qu’on retrouve par exemple dans votre dernier film, Zeria.
Tout à fait. Mon premier film, Abracadabra, parlait déjà d’une fratrie; j’ai également réalisé un court Troubles - que peu de personnes ont compris ou aimé à cause de son extrême violence -, mais dans lequel on retrouve aussi la thématique familiale; c’est pareil dans Pourquoi se marier le jour de la fin du monde ? et Mon ange. En fait, la famille traverse mes œuvres. Avec son lot de brutalité et d’amour - dans Pourquoi se marier le jour de la fin du monde, l’un des personnages est un frère qui veut protéger sa sœur des hommes et en devient tyrannique, obsessionnel, brutal. Il protège mais devient un bourreau. Dans Mon ange, c’est deux histoires d’amour, c’est plus doux. L’amour filial qui lie le personnage de mon ange à sa mère - contrairement à mon père, ma mère était très douce et cet amour a été fondateur pour moi - et l’amour de mon ange et son amie d’enfance, qui est aveugle donc ne pourrait de toute manière pas le voir [N.D.L.R, Mon ange est invisible] mais le sent. On retrouve ici, à nouveau, la recherche des sens, du sensoriel. Je tâchais de retranscrire avec ce film, ce que j’ai ressenti en aimant vraiment quelqu’un- ma compagne actuelle. Mon ange parle aussi du besoin d’être vu, reconnu. Hegel a dit :”la conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu'elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi, c'est-à-dire qu'elle n'est qu'en tant qu'être reconnu”. L'autre valide le fait que l’on pense exister.
La violence et le thème du double reviennent également constamment. Le double, comme vie qu’on aurait pu avoir : Troubles traite de ça. Un homme qui ignorait qu’il avait un frère, élevé par une mère qu’il pensait morte depuis longtemps. Dans Pourquoi se marier.., on se rend compte petit à petit de l’autre visage du héros, qui au départ est plutôt un sauveur.Mais je parle aussi beaucoup d’amours dans mes films, surtout les amours impossibles car mes histoires d’amour m’ont beaucoup marqué.
Malgré une certaine tendresse et l’indéniable lyrisme qui se dégagent de vos œuvres, certaines sont aussi très sombres. D’où vient cette noirceur ?
J’ai grandi dans la peur, faire des films est une manière d’extérioriser la colère, de raconter et d’aller vers ses peurs.
Au niveau de la mise en scène, Zeria est assez particulier car vous tournez avec des marionnettes. Comment vous est venue cette idée ?
J’ai toujours eu une fascination pour les automates. J’ai eu plusieurs sources d’inspiration dont Street of Crocodiles des frères Quay que j’avais adoré. Puis il a fallu réaliser le film avec un budget moindre que celui annoncé au départ, c’est-à-dire qu’on a dû tout faire avec 24 000 euros. Il fallait se montrer créatif : on a aussi travaillé avec la rétro-projection. On s’y est mis. Pendant le confinement, j’ai travaillé comme un fou, seul chez moi, à fabriquer les marionnettes. On a fait énormément de recherche et de test pour arriver à produire les effets recherchés.
Dans Zeria, vous abordez une sorte de fin du monde, vous dressez un monde effroyable, post-apocalyptique. Quel est votre rapport à notre fin individuelle ?
Je parle souvent de la mort avec mon ami Jaco Van Dormael. J’aimerais être présent à ma propre mort, pas endormi. Je pense qu’être conscient de sa mort, donne plus de valeur à la vie. On réalise. C’est aussi ce qu’on voit dans Zeria.