Autopsie d’un couple
À quoi reconnaît-on instantanément un grand film ? À ses prouesses techniques ? À l’impact émotionnel ressenti ? Au dialogue qu’il engage avec le public et son époque ? Creuser ces questions en amène autant d’autres que d’éléments de réponse. Pourtant, face à la maîtrise et à l’intelligence d’Anatomie d’une chute, le quatrième long-métrage de Justine Triet, lauréat de la Palme d’or au dernier Festival de Cannes, il est permis d’y voir la confirmation d’une cinéaste en pleine possession de son art, qui bouscule durablement nos certitudes.
Au pied d’une demeure isolée en Savoie, le corps de Samuel (Samuel Theis) est retrouvé sans vie. Homicide ou suicide ? À partir du film de procès, et avec une science prodigieuse du montage (de Laurent Sénéchal), la réalisatrice et son co-scénariste Arthur Harari dissèquent les rapports de force qui régissent et dérèglent un couple jusqu’au point de non-retour pour en révéler les ambiguïtés.
Dès sa scène d’introduction, les repères sont volontairement brouillés. Dans une maison, deux femmes discutent, l’une semble interviewer l’autre quand une balle dévale des marches. Un chien vient récupérer le jouet, et regarder fixement un personnage qu’on nous cache encore - mais qui sera ensuite au centre de toutes les attentions. Un objet qui tombe et la dialectique entre le haut et le bas des escaliers préfigurent la chute d’un corps. Dès son apparition quelques secondes plus tard, Sandra (Sandra Hüller), une romancière allemande reconnue, discute de son métier avec son interlocutrice, et ce, jusqu’à l’irruption de la chanson P.I.M.P. (la reprise de 50 Cent par Bacao Rhythm & Steel Band) provenant d’un étage supérieur. Cette intrusion sonore chargée de la misogynie du morceau vient recouvrir les voix féminines, et installer la présence contrariée et déjà fantomatique de Samuel, le mari de Sandra et futur défunt. Comme les pièces d’un puzzle à assembler, les moindres détails de cette incursion dans la vie privée de Sandra et Samuel (qui empruntent respectivement leur prénom à leur interprète) seront révisés à l’aune de la mort suspecte de Samuel pendant le procès.
Via l’agencement d’interrogatoires, l’enquête propulse le chaos de l’intime (rémanent ou inventé) dans la sphère publique du tribunal qui, en bon catalyseur de fiction, l’examine et le re-met en scène. Se dessinent alors les contours d’une union devenue une prison de rivalités. Au sein de ce couple d’intellectuels, le partage du temps, la création littéraire et l’éducation de Daniel (Milo Machado Graner, touchant) se négocient comme une terre à conquérir. Telle une constante dans le cinéma de Justine Triet depuis La Bataille de Solférino (2013), les enfants sont ballottés entre les névroses des parents. Mais, ici, la perte de l’innocence de Daniel, le fils malvoyant, est intégrée activement à la narration, et son regard contrebalance celui des adultes.
Après Victoria (2016) et Sibyl (2019), la réalisatrice brosse à nouveau le portrait d’un personnage féminin passionnant et complexe, incarné par les impressionnantes nuances du jeu de Sandra Hüller. Comme elle refuse le pathos, sans s’excuser d’avoir détraqué la dynamique de domination du couple traditionnel, Sandra est transformée en coupable idéale, autant jugée sur sa manière de vivre sa sexualité, sa carrière et sa maternité que sur les causes du décès de Samuel. Dans ce décorum judiciaire qui l’oblige de surcroît à s’exprimer en français, dans la langue de son mari, la parole de la protagoniste trouble parce qu’elle déconstruit les présupposés ; à l’instar du discours qu’elle tient sur le handicap de son fils en répondant au diktat de l’émotion par l’émancipation.
Expérience vertigineuse, Anatomie d’une chute puise sa singularité dans une forme d’épure et de brutalité ingénieuse où chaque détail et chaque mot peuvent faire vaciller nos convictions pour les remettre en perspective. Brillante et rigoureuse sans être excluante, cette Palme d’or a résolument tout pour marquer les esprits.
RÉALISÉ PAR : JUSTINE TRIET
AVEC : SANDRA HÜLLER, SWANN ARLAUD, SAMUEL THEIS ET MILO MACHADO GRANER
PAYS : FRANCE
DURÉE : 150 MINUTES
DATE DE SORTIE : 30 AOÛT