Le contre-pied de Fury Road
Alors que les images tonitruantes de Mad Max : Fury Road hantent encore les esprits, voir George Miller revenir à son Wasteland, neuf ans plus tard, tient presque de l’épiphanie cinéphile, le genre de petit miracle que l’on n’attendait plus de l’industrie hollywoodienne. On pouvait cependant se demander ce qu’allait bien pouvoir raconter ce nouveau Furiosa. Le précédent opus était parvenu à un tel degré de raffinement, à un tel équilibre dans son épure, que tout supplément semblait superflu, impensable, sacrilège. Force est de constater que l’ajout massif apporté par Furiosa à la mythologie de Mad Max 4 s’avère complètement justifié, tout en traçant un sillage thématique et esthétique complémentaire.
Dès le départ, les différences entre les deux démarches sautent aux yeux. Fury Road s’ouvrait sur les chapeaux de roues, avec une scène de traque effrénée et inventive qui cristallisait toute la matrice esthétique du métrage. Rien à voir avec le tempo sur lequel débute cette préquelle : alors que la mère de Furiosa se lance sur la piste des brigands qui ont enlevé sa fille, la musique se fait discrète, les ellipses temporelles fragmentent l’action et la poursuite s’étire sur plus d’une journée. Comme si Miller, sachant pertinemment ce qu’on attendait de lui après Fury Road, se plaisait à en offrir l’antithèse, le contre-pied, à repousser l’inéluctable explosion de violence et de gasoil tant convoitée par le public.
Même lorsque le film se laisse aller à de grandes séquences d’action dans sa deuxième heure, celles-ci travaillent des formes nouvelles dans la saga. Peu intéressé par refaire le même film, le cinéaste australien se départit de la matérialité de Fury Road pour adopter une mise en image plus numérique, presque cartoonesque par instants, qui donne au spectacle une dimension aérienne et verticale. Si certains effets techniques moins finalisés pourront faire regretter l’aspect organique de l’opus précédent, on retrouve bel et bien la virtuosité du cinéaste, jamais à court d’idées pour transcender un affrontement, décupler les impacts ou tirer grand parti de son décor.
Outre l’action, Furiosa s’intéresse surtout au chemin de croix de l’héroïne, conté sur vingt ans et découpé en cinq actes à l’image des drames de Racine. Loin de l'urgence de Fury Road, Furiosa développe sa tragédie sur le long cours, l’occasion d'enrichir l'univers et d’offrir un nouveau traitement sur le mythe - l’un des thèmes fétiches de Miller.
Dans un premier temps, la caractérisation de la jeune fille se distingue par ses soustractions : propulsée de force dans le Wasteland, Furiosa perd sa famille, son pays, sa voix, ses cheveux et même son genre. On la retrouve anonyme, dépersonnalisée, silhouette parmi d'autres au visage noirci de fioul, témoin silencieux d’un monde qui n’en finit plus de s’écrouler. Une tabula rasa nécessaire pour que puisse s’écrire la légende, narrée très concrètement dans le film par un “History man” qui rappelle la transmission orale des contes.
Plus désespéré que Fury Road, d’autant plus que l’on sait qu’il n’y a aucune Terre Verte au bout du tunnel, la fresque Furiosa sera balisée de visions étranges et fascinantes dont le cinéaste a le secret, entre parenthèses poétiques évoquant Trois mille ans à t’attendre et tableaux macabres - deux mises à mort d’une cruauté inouïe servent de points pivots à l’intrigue.
Une barbarie apportée par le personnage de Dementus, qui intéresse Miller autant que celui de Furiosa. Interprété par un Chris Hemsworth grotesque et menaçant, l’antagoniste de cette préquelle se révèle à rebours des attentes. Dementus, c’est le chaos dans le chaos, une entité incontrôlable qui condense en elle-même toute l’euphorie cruelle d’un monde déjà mort et assujetti aux plaisirs immédiats. Pourtant, Miller n’oublie pas d’y tracer une touche d’humanité, saisissant chez son tyran des rares extraits de candeur inattendue. De l’autre côté du casting, pas de surprise : il suffit d’un seul regard pour qu’Anya Taylor-Joy s’affirme comme la digne héritière de Charlize Theron.
Là où le film déçoit quelque peu, c’est dans la confrontation entre les deux figures. À son meilleur lorsqu’il s’agit de dessiner une complicité muette dans l’action - la cohésion quasi surnaturelle et cinétique entre Furiosa et le personnage de Tom Burke, par exemple - le film se montre un poil bavard lors de son climax, séquence qui n’a pas grand-chose d’autre à offrir qu’un parallèle convenu. Peut-être parce que, plongé dans un univers dont il est à la fois l’unique démiurge et le plus grand admirateur, Miller s’éparpille, jusqu’à négliger les implications émotionnelles de la quête vengeresse de Furiosa.
Qu’importe, ces égarements seront balayés par la conclusion, qui dévoile un supplice que l’on croirait sorti du Tartare (1) et achève le film avec toute la force de frappe mythologique de son auteur. À l’heure où Peter Jackson et Terry Gilliam semblent avoir raccroché le tablier, George Miller continue d’avancer comme l’un des derniers savants fous du système hollywoodien. Moins définitif que Fury Road, son Furiosa s’impose comme un opéra noir et vivifiant, une saga guerrière qui amène turbulences et remous dans l’océan trop placide des productions à gros budget. Une proposition qu’il convient de chérir.
RÉALISÉ PAR : GEORGE MILLER
AVEC : ANYA TAYLOR-JOY, CHRIS HEMSWORTH, TOM BURKE
PAYS : ÉTATS-UNIS
DURÉE : 148 MINUTES
SORTIE : 22 MAI
(1) : Dans la mythologie grecque, le Tartare est une zone apocalyptique où siège Hadès. Les châtiments les plus sadiques y sont exécutés : par exemple, le supplice de Tantale, condamné à ne jamais manger ni boire sans pouvoir mourir, ou Sisyphe, forcé de faire monter un rocher chaque jour sur une colline avant de recommencer le lendemain. Sans dévoiler tous les clés du long-métrage, il est clair que Miller s’est inspiré de cette iconographie pour conclure la vendetta de Furiosa.