Hymne à la joie
Je me renseigne le moins possible sur les films que j’ai prévu d’aller voir. Quand je suis entrée dans la salle pour Emilia Pérez, je savais juste que c’était le nouveau film de Jacques Audiard, et ça me suffisait. Sans être une fan invétérée du réalisateur d’Un Prophète, j’ai suivi et j’apprécie la majorité de sa filmographie. Là, dès la scène d’ouverture sur les hauteurs de Mexico, avec les voix des vendeurs de rue s’élevant comme des lamentations, j’ai ressenti une forme de fascination.
Le film nous emmène dans la fourmilière de la capitale mexicaine, chez Rita, une avocate douée qui travaille d’arrache-pied… pour gagner des cacahuètes et voir une justice corrompue triompher. Défendre la veuve et l’orphelin, on en est loin... Un jour, Manitas, narcotrafiquant activement recherché, propose à Rita le deal de sa vie : la rendre riche à hauteur de son talent si elle l’aide à échapper à la justice en devenant la femme qu’il a toujours rêvé d’être. Changer de genre, un désir profond enfoui derrière une existence de gangster violent. Abasourdie au départ, Rita finit par accepter. C’est comme ça que Manitas est officiellement déclaré mort, et qu’à sa place naît Emilia Pérez.
C’est là que le film commence vraiment. Je n’en dévoilerai pas davantage au cas où comme moi vous préférez découvrir le reste sur grand écran. Mais devant cette comédie musicale fougueuse en espagnol avec une héroïne transgenre, je me suis demandé si c’était bien un film d’Audiard que j’étais en train de regarder. Pourtant il y a une cohérence avec l’ensemble de son œuvre si on y regarde de plus près.
Librement adapté du roman Écoute de Boris Razon, Emilia Pérez raconte l’histoire d’une personne qui s’émancipe de la violence - de la pègre en général et masculine en particulier – pour devenir elle-même. Un thème qui traverse le cinéma d’Audiard, de son premier opus Regarde les hommes tomber (1994) jusqu’à sa Palme d’Or Dheepan (2015) sur un ex-Tigre Tamoul exilé en France, en passant par la romance rugueuse de De rouille et d’os (2012) ou encore De Battre mon cœur s’est arrêté et son aspirant pianiste incarné par Romain Duris (2003). Comment tracer sa route, laisser place à la douceur, à la reconstruction, au doute, dans un monde qui fait tout pour nous en empêcher ? Comment échapper à la violence des hommes et (se) réparer ? Souvent, chez Audiard, ça passe par l’amour, l’art, ou les deux à la fois. Si Manitas n’est plus, Emilia échappera-t-elle à tout ça ? L’habit fait-il le moine, ou sommes-nous condamnés à ne jamais changer ?
Traversé par ces questions existentielles sur le fond, le film déploie sur la forme un dispositif filmique spectaculaire, avec plusieurs scènes chantées et dansées. Loin du réalisme social de certains opus précédents, Emilia Pérez a été tourné en studios. Son scénario, avec ses personnages archétypaux, échappe souvent aux attentes qu’on pourrait avoir d’un récit sur fond de narcotrafic et de justice sociale. Ce côté factice, qui pourrait être la limite du film, est cependant cohérent avec l’utopie assumée qu’il propose. Comme s’il nous disait : oui, dans la vraie vie, ça ne se passerait sans doute pas comme ça, mais rêvons un peu d’un autre monde - c’est à ça aussi que sert le cinéma…
Cette envie d’un autre monde, au service d’un bonheur collectif, se ressent aussi devant comme derrière la caméra. Emilia Pérez doit autant au génie créatif d’Audiard qu’à ses actrices puissantes : la vibrante Karla Sofia Gascón dans le rôle-titre, entourée de Zoe Saldaña, Selena Gomez et Adriana Paz, incarnent différentes facettes de la féminité – et furent récompensées à Cannes par un prix d’interprétation féminine groupé. Derrière le scénario coécrit par Léa Mysius (Les Cinq Diables), les chansons signées Clément Ducol et Camille, ou les chorégraphies de Damien Jalet, on sent l’envie d’Audiard de bien s’entourer pour proposer des nouvelles réalités.
Le résultat est un hymne à la joie férocement bouillonnant, un assemblage d’éléments parfois improbables mais qui fonctionne étonnamment. Pourtant, les comédies musicales, c’est pas mon truc, de base. Mais là, je dis Viva Emilia.
RÉALISÉ PAR : JACQUES AUDIARD
AVEC : KARLA SOFIA GASCÓN, ZOE SALDANA, SELENA GOMEZ
PAYS : FRANCE, MEXIQUE
DURÉE : 130 MINURES
SORTIE : 28 AOÛT