Mémoires d'une jeune fille pas si rangée
« Elle aurait dû être un homme - un grand navigateur (…) Elle avait le sens de la logique et une capacité d'argumentation inhabituelle chez un homme et plus rare encore chez une femme... Mais ce don était entravé par une ténacité obstinée, qui la rendait incapable de raisonner lorsqu'il s'agissait de ses propres désirs ou de son propre sens du droit. » C’est en ces mots qu’Emily Brontë est décrite par Constantin Héger, professeur belge et directeur d’un pensionnat à Bruxelles où Emily et sa sœur Charlotte ont résidé brièvement en 1842. Six ans plus tard, Emily décède à seulement 30 ans, juste après la parution de son unique et désormais célèbre roman, Les Hauts de Hurlevent. Son existence fugace et recluse dans la campagne du Yorkshire reste à ce jour entourée de mystère. Les quelques témoignages qui subsistent sur sa personnalité et son quotidien proviennent des rares personnes qui l’ont fréquentée comme Héger – mais surtout de Charlotte, sa grande sœur et autrice de Jane Eyre.
Ce mystère, Frances O’Connor choisit de le combler par l’imaginaire dans Emily. La comédienne australienne, révélée en 1999 dans Mansfield Park, signe ici son premier opus en tant que réalisatrice. Allongée sur son lit, affaiblie par la maladie, Emily s’éteint doucement. À son chevet, Charlotte lui demande fébrilement où elle a trouvé l’inspiration pour Les Hauts de Hurlevent. À partir de cette scène d’ouverture, le film remonte le temps, imaginant par la fiction des réponses à cette question - tout en conservant des éléments biographiques avérés. On sait par exemple qu’Emily était proche de son frère Branwell, et qu’elle aimait créer avec sa sœur Anne des mondes imaginaires et des mots qu’elles seules connaissaient. Cette intimité est recomposée à l’écran - et son bref passage à Bruxelles aux côtés de sa sœur est également raconté. Le scénario prend aussi des libertés, imaginant notamment une séance de spiritisme improvisée où le fantôme de la mère défunte des Brontë est convoqué. Mais aussi et surtout à travers la romance passionnée qu’il invente entre Emily et le vicaire William Weightman, chargé par son père d’apprendre à celle-ci la langue française. Leurs rencontres secrètes et leurs étreintes brûlantes racontent la découverte d’une jeune femme de son désir et de sa sexualité.
C’est la comédienne Emma Mackey, vue notamment dans la série Sex Education sur Netflix, qui incarne la romancière, dans une prestation pleine de fougue et d’intensité. Dans les seconds rôles, certains reconnaîtront peut-être aussi Fionn Whitehead, révélé dans Dunkerque de Christopher Nolan, dans le rôle de Branwell, le frère aussi déluré que dévoué des sœurs Brontë.
Film hybride, quelque part entre le biopic classique et la pure invention, Emily explore à travers son héroïne, constamment en tension entre son monde intérieur bouillonnant et la rigueur du monde extérieur, les rouages intimes de la création. À l’instar de son personnage principal, le film est sur le fil à de nombreux égards. Entre la véracité des faits et l’inventivité, comme on l’a déjà dit, mais aussi dans la mise en scène : dans ce décor romantico-gothique de campagne anglaise, fait de balades dans les champs pluvieux, de prières et de tasses de thé, O’Connor dilue le classicisme par petites touches - des ralentis soignés çà et là, des mouvements inattendus de caméra, ou l’humour furtif et malicieux qui surgit d’une réplique bien sentie. La modernité fait irruption ainsi par à-coups, comme autant d’incursions spontanées de la vie qui s’invite dans une maison soigneusement rangée. Comme une embrassade furtive échangée derrière une porte, ou des mots fiévreux couchés sur le froid du papier.
Portrait moderne d’une jeune fille (peut-être pas si) rangée, Emily emploie la fiction pour accéder à l’intimité sincère de nos mondes imaginaires. Les émotions qu’il provoque sont quant à elles bien vraies.
RÉALISÉ PAR : FRANCES O’CONNOR
AVEC : EMMA MACKEY, FIONN WHITEHEAD, OLIVER JACKSON-COHEN
PAYS : ROYAUME-UNI
DURÉE : 130 MINUTES
SORTIE : LE 12 AVRIL