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Photo du rédacteurThibault Scohier

Film à sketches : pot-pourri ou terrain de jeu d'auteur ?

La sortie en salle de Kinds of Kindness de Yórgos Lánthimos nous a donné envie de décortiquer le film à sketches. Pourquoi cette forme de cinéma semble-t-elle de plus en plus rare et qu’amène-t-elle de particulier à l’expérience cinématographique ?

Plus qu’une anthologie de courts ou de moyens métrages, plus ouvertement découpé qu’une œuvre chorale, ce type d'œuvre part en général d’une idée d’écriture ou de mise en scène, qui nécessite de raconter l’histoire en plusieurs fois, d’après plusieurs points de vue. Ou alors de raconter des histoires tout à fait différentes en tournant autour du même thème.


Si le film à sketches paraît aujourd’hui un peu désuet, comme un bonbon pour cinéphile, ça n’a pas toujours été le cas. Un des exemples les plus connus est celui du film culte de plusieurs générations : Fantasia (1940). Il a fallu pas moins de dix réalisateurs (que des hommes) pour construire cet étonnant enchevêtrement d’animation et de musique classique, qui frise souvent avec l’essai expérimental. Certes, le film a été accueilli avec circonspection à sa sortie mais il a gagné, au fil des ans, un nouveau statut et est depuis considéré comme un classique.


Mais s’il est un pays où le film à sketches a fleuri, c’est bien l’Italie. Il y est presque devenu un passage obligé pour toute une génération de cinéastes. Entre les années 50 et 70, on ne compte pas les longs-métrages réunissant les grands noms du cinéma italien ou les réalisateurs s’essayant à l’exercice en solo. L'Amour à la ville (1953) mêle entre autres Fellini, Antonioni et Dino Risi ; dans Boccace 70 (1962), ce sont Mario Monicelli, Fellini (encore), Visconti et De Sica. Pasolini, très friand du genre, a également tenté sa chance seul avec Le Décaméron en 1971. Si on trouve de nombreux exemples dans le cinéma américain ou français, cette profusion a marqué son époque et a ramené du monde dans les salles.


Pots-pourris d’auteurs ?


Il est facile d’expliquer cette volonté de réunir des auteurs aux approches tranchées. On la retrouve aussi aux États-Unis, en France ou au Japon et parmi les dernières expressions notables du film à sketches on peut justement noter plusieurs films internationaux comme Paris je t’aime (2006, dix-huit cinéastes) ou Tokyo! (2008, seulement trois). Mais qu’amène cette multiplicité d’approches ? Et qu’est-ce qui fait d’un film à sketches autre chose qu’une succession de petits métrages indépendants ? 


Dans les deux exemples précédemment cités, c’est l’occasion de saisir une ville, un contexte, pour y projeter ses propres intérêts ou obsessions. Dans Tokyo!, Michel Gondry, Leos Carax et Bong Joon-ho présentent des visions très personnelles de la capitale japonaise. Chaque sketch est tributaire du style de son auteur et pourtant l’ensemble produit, dans son rapport au rêve et au fantastique, un étonnant effet de superpositions et de surimpressions. Il y a, dans les trois, la même attention à l’angoisse d’une génération ou d’une société, une crainte devant le présent qui ne sait comment s’exprimer proprement.


Si les histoires n’y sont pas liées, il arrive qu’elles le soient. Notamment dans Cosmos (1996), film québécois réunissant six cinéastes, dont le jeune Denis Villeneuve, Jennifer Alleyn, André Turpin ou Manon Briand. Ici chaque sketch se trouve connecté par le personnage d’un chauffeur de taxi et par des événements évoqués dans les différentes histoires. La variété des genres (thriller, comédie, absurde, etc.) est flagrante et donne un ensemble particulièrement virtuose, un concentré de cinéma à la fois fascinant et ambitieux.


… ou terrain de jeu parfait de l’Auteur ?


Si, malheureusement, ce type de film de bande est de plus en plus rare, le film à sketches solitaire continue d’être produit, sans doute grâce à l’aura des cinéastes à l’origine de ces projets. Aussi bien pour des essais de style comme Wes Anderson avec The French Dispatch (2020) que pour revenir au panel d’historiettes de genre, comme avec La Ballade de Buster Scruggs (2018) des frères Coen. Dans chaque cas, le film à sketches apporte une liberté, un terrain de jeu particulièrement large à la création d’un ou d’une artiste. 


Un film à sketches peut révéler un auteur, comme ça a été le cas pour Les Nouveaux Sauvages qui a fait connaître à l’international l’Argentin Damián Szifrón en 2014 ; son long-métrage fait d’ailleurs un clin d’œil au cinéma italien et au film Les Nouveaux monstres (1977), jusqu’à en reprendre sa manière d’ausculter les parts sombres des relations humaines. Mais il peut être aussi un testament, à l’image du merveilleux Rêves (1990) d’Akira Kurosawa ; dans lequel on retrouve toute sa grammaire cinématographique, comme une invitation aux jeunes cinéastes à s’en emparer et la réinventer.


Contes du hasard et autres fantaisies (2021) du japonais Ryūsuke Hamaguchi est un de films à sketches récents les plus emblématiques. Son réalisateur, plutôt adepte des formats très longs, y explore des questionnements existentiels universels, sur l’amour, les rencontres manquées ou au contraire évidentes. Chaque itération en est une illustration. Il nous rappelle que le film à sketches s’inspire, forcément, des recueils de nouvelles littéraires mais, aussi, des contes : une infinie variation autour de notre rapport éthique ou moral au monde.


Des centaines de portes ouvertes


Il aurait encore fallu évoquer la richesse du genre dans l’animation, en particulier japonaise, avec des œuvres comme Memories (1995) ou Short Peace (2013), la satire américaine de Hamburger Film Sandwich (1977) à My Movie Project (2013) ou encore le cinéma de genre de Bava, Romero ou La Quatrième Dimension (1983), mais les pages ne sont pas sans fin. Il est difficile de cerner le film à sketches comme un tout cohérent. Il s’agit, plutôt, d’un ensemble de différences cohérentes ; d’une technique de variances qui conduit au même résultat : faire d’une multitude d’histoires un récit particulier.



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