Du 20 au 25 mai, Surimpressions s’est invité sur la Croisette pour vous partager ses impressions sur les films de la Sélection officielle. Sous la forme d’un journal de bord compilant nos avis sur le vif, nous vous donnerons un aperçu non exhaustif des films qui retiendront notre attention. Ces épisodes cannois sont à retrouver exclusivement sur notre site.
The Seed of the Sacred Fig (Les Graines du figuier sauvage), Mohammad Rasoulof, Iran / Allemagne / France — En Compétition - Prix Spécial
Avec : Mahsa Rostami, Setareh Maleki, Soheila Golestani, Missagh Zareh
Le dernier jour de la Compétition, Les Graines du figuier sauvage est arrivé comme le miracle que l’on n’attendait plus, venant mettre d’accord la presse et les festivaliers. Dans la salle du Grand Théâtre Lumière, dès l’entrée de Mohammad Rasoulof — contraint à l’exil en Europe pour éviter une condamnation de plusieurs années de prison imposée par le régime iranien — et de son équipe, le Festival a pris une autre tournure. Et puis, face au long-métrage, l’évidence : Les Graines du figuier sauvage, tourné dans la clandestinité, est une prouesse de narration en bifurcation et de mise en scène sans fausse note. En lui attribuant un « Prix spécial » cosmétique, le jury présidé par Greta Gerwig n’a pas seulement manqué de courage, il a aussi sous-estimé la précision d’un récit qui, sur quasiment trois heures en apnée, prend le pouls d’une jeunesse meurtrie par les dérives de la théocratie sexiste. Plus décevant encore, ce même jury s’est privé de célébrer à la hauteur de son brio une œuvre hybride, entre le réel et la fiction, où la lutte politique et le conflit intime s’unissent à l’écran dans un même mouvement d’espoir.
Sur fond du mouvement « Femme, vie, liberté » qui a vu le jour en réaction à l’assassinat de Jina Mahsa Amini, une étudiante de 22 ans, par la police des mœurs iranienne, Les Graines du figuier sauvage commence comme une chronique familiale avant de se muer, progressivement, en un thriller terrifiant. Alors qu’Iman (Missagh Zareh), le père, vient d’être promu juge d’instruction et bourreau du gouvernement, les révoltes s’intensifient et les condamnations à mort s’enchaînent. Ravi des privilèges matériels que lui confère sa nouvelle position, il craint toutefois des représailles si son identité et la nature de son travail venaient à être rendues publiques. Najmeh (Soheila Golestani), la mère, ferme les yeux sur les pratiques tortionnaires de son mari, et tente de le protéger en isolant leurs filles, Rezvan (Mahsa Rostami) et Sana (Setareh Maleki), dans un climat de rigidité paranoïaque. Au sein du foyer, quasiment conçu comme un huis clos, l’incursion des vidéos de répression qui circulent en ligne sensibilise les filles. Et, lorsque Rezvan assiste à l’attaque à la chevrotine de son unique amie, tout bascule. Cette adolescente défigurée devient le symbole de la beauté et de la liberté massacrées sur l’autel d’un patriarcat religieux dont personne ne peut ressortir indemne. À cet égard, la scène de soin du visage mutilé, filmée en gros plans étirés et alternés entre les différentes femmes, constitue le premier morceau de bravoure d’un film qui n’en manque pas et qui évite constamment le didactisme. En s’appuyant ainsi sur la picturalité du zoom pour transmettre l’insoutenable, le réalisateur impose l’horreur de l'extérieur dans la sphère intime. Le choc ne pourra que faire place à l’action.
Certaines critiques ont reproché à sa deuxième partie, celle du thriller labyrinthique et anxiogène, de s’enfermer dans son programme et de tourner en rond. Pourtant, c’est en incarnant frontalement la folie patriarcale que Les Graines du figuier sauvage devient implacable dans sa mécanique de révélation des rouages théocratiques ; comme en témoignent les scènes glaçantes d’interrogatoires. Mohammad Rasoulof extrait alors du drame du réel — dont chaque vidéo d’archives des émeutes agit comme une décharge amplifiée par le montage de fiction — une tragédie antique, confirmé par le décor d’un village abandonné : Rezvan et Sana, à l’instar de toute une génération, devront sacrifier le fanatisme patriarcal du père pour se sauver elles-mêmes, et leurs sœurs symboliques.
Le réalisateur et ses formidables interprètes ont offert à cette édition cannoise son plus grand élan d’émancipation féministe et le plus digne des appels à l’espoir et à la liberté — créatrice. Décerner la Palme d’or à l’équipe iranienne n’aurait pas été uniquement un geste politique. Ça aurait été la consécration d’une œuvre de cinéma qui a compris toute la force politique du médium audiovisuel. C’est cette nuance qui aurait, selon nous, dû faire la différence !
L’Amour ouf, Gilles Lellouche, France — En Compétition
Avec : Adèle Exarchopoulos, François Civil, Mallory Wanecque, Malik Frikah
Annoncé comme une fresque romantique et musicale située dans le nord de la France avec la crème du cinéma français actuel, L’Amour ouf de Gilles Lellouche attirait la curiosité de beaucoup de festivaliers. Adapté d’après le roman éponyme de Neville Thompson et doté un énorme budget (d’environ 35 millions d’euros), le film suit la relation passionnelle et contrariée entre Jackie, une adolescente studieuse en deuil, et Clotaire, qui baigne depuis toujours dans la violence. Ensemble, ils vont vivre leurs premières fois avant que les méfaits criminels de la bande de Clotaire ne finissent par les séparer, avant de peut-être les réunir.
Devant L’Amour ouf, il ne faut pas attendre longtemps pour comprendre que ses presque trois heures vont être une expérience compliquée. Dès les premières scènes dialoguées, caricaturales et surjouées, avec un François Civil qui tape dans une vitre (d’autres vitres et murs auront ensuite droit au même traitement) comme un caïd, un vrai, la gêne s’installe et l’on craint le pire. Et tout le long-métrage confirmera ce sentiment initial.
D’abord incarnés par des jeunes comédiens (respectivement Mallory Wanecque et Malik Frikah), Jackie et Clotaire apparaissent ensuite, à l’âge adulte, sous les traits d’Adèle Exarchopoulos et de François Civil. Si la partie adolescente n’est déjà pas aidée par une écriture sans finesse, elle a au moins le mérite d’avoir un certain charme (grâce à la belle photographie de Laurent Tangy). Passée la chronique de la naissance d’une idylle, l’enfilade de clichés plombe définitivement le récit, et le casting ne peut malheureusement pas s’en extirper.
De l’aspect musical, apparemment présent dès l’écriture du scénario, Gilles Lellouche choisit de ne garder qu’un effet jukebox consistant à « coller » de la musique sur ses images pour guider l’émotion. Avec ses effets de mise en scène tape-à-l’œil constants, le long-métrage se transforme rapidement en un clip éreintant. D’ailleurs, si L’Amour ouf ne voit aucun inconvénient à imiter, voire tenter de reproduire, des scènes de monuments de la comédie musicale (de West Side Story à Jacques Demy, excusez du peu !), le réalisateur affirme n’avoir jamais voulu faire de son film une vraie comédie musicale parce qu’il n’aime pas voir des acteurs et des actrices chanter. C’est son avis et on le lui laisse, mais toujours est-il qu’il ne suffit pas de plaquer des morceaux de génies comme Sinéad O’Connor ou The Cure sur des plans sophistiqués pour faire un bon film ou pour émouvoir.
Certains affirment qu’il y a de l’ambition et de la sincérité dans la démarche de Gilles Lellouche. Peu importe au fond, car elles n’éludent jamais la contradiction majeure de son film. Alors que ses personnages alignent des répliques confondantes de naïveté et pétrie de lieux communs (les saillies sur Jean de La Fontaine niveau débutant sont édifiantes) sur l’amour absolu et le besoin d’apprendre à s’exprimer autrement que par la violence, L’Amour ouf se complaît, scénaristiquement et stylistiquement, dans un fantasme du bandit aussi douteux que puéril. Et comme une idée qui ne sent pas le frais en cache souvent une autre, les deux personnages du récit qui pardonnent tout à Clotaire sont les femmes de sa vie, à savoir sa mère et Jackie. Cette dernière n’aime pas la brutalité, mais elle ne manque pas d’utiliser les pulsions de son compagnon pour menacer un employeur (détestable). La violence, c’est mal, mais ça peut — apparemment — servir, si on en croit les maladresses de L’Amour ouf.
Ce cinéma qui oscille entre l’esbroufe, la philosophie de comptoir et les grands sentiments jamais incarnés n’était définitivement pas fait pour nous, mais il est bon de rappeler que notre ressenti et notre avis ne sont pas paroles d’évangile. Nous laisserons donc le public juger en maître lors de sa sortie en salles belges, le 16 octobre.