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Journal de bord cannois, épisode 2 : La palme d'or Anora et The Substance

Dernière mise à jour : 30 mai

Du 20 au 25 mai, Surimpressions s’invite sur la Croisette pour vous partager ses impressions sur les films de la Sélection officielle. Sous la forme d’un journal de bord compilant nos avis sur le vif, nous vous donnerons un aperçu non exhaustif des films qui retiendront notre attention. Ces épisodes cannois sont à retrouver exclusivement sur notre site.


Anora, Sean Baker, États-Unis— En Compétition - Palme d'or

Avec : Mikey Madison, Mark Eydelshteyn, Yuriy Borisov


Au cœur du cinéma de Sean Baker (Tangerine, Florida Project) il y a une envie de regarder des êtres à la marge avec une tendresse que la société leur refuse trop souvent. Dans son nouveau film, Anora/Ani (Mikey Madison), une travailleuse du sexe, est propulsée dans l'univers des ultrariches lorsqu'elle épouse Ivan (Mark Eydelshteyn), le fils immature et pourri-gâté d'une puissante famille russe qui entend bien faire annuler le mariage par l'intermédiaire d'une garde rapprochée. 


Transposition du mythe de Cendrillon dans le New York contemporain, Anora est une déconstruction survoltée et émouvante des mirages du conte. En cela, Sean Baker réécrit Pretty Woman (dont la citation est assumée au point qu'il se réapproprie l'une de ses répliques cultes) et le déromantise pour en exposer toute la violence classiste et sexiste. Ce qui commence comme une incursion dans le monde de la nuit et des rapports sexuels tarifés, avec son lot de scènes de clubbing éclairées aux néons, de twerke et de cocaïne, se mue en une virée rocambolesque entre New York et Las Vegas. Et, au milieu, un morceau de bravoure de dramédie burlesque dans lequel Sean Baker étire brillamment et à l'excès une confrontation entre les jeunes mariés et les trois truands envoyés par les parents du garçon.


Cette séquence qui tourne au kidnapping fait preuve d'un sens du chaos et de l'hystérie organisé absolument réjouissant grâce à ses dialogues mitraillés à tue-tête, ses chorégraphies, sa gestion de l'espace et son utilisation hilarante du second plan. En opposition à la lâcheté d'Ivan, Ani laisse éclater sa rage contre la clique de Sopranos orthodoxes qu'elle va esquinter comme un acte de résistance pour défendre ce qui lui revient et sa dignité. Dans Anora, l'humour au même titre que la vulgarité fonctionne comme un élément révélateur de la dureté des rapports de force. Les riches sont dépeints dans tout ce qu'ils ont de plus détestable et indécent. Le ridicule de leur dédain ne cache jamais la virulence des affronts infligés à celles et ceux qui osent défendre leur intégrité. 


Si toute la distribution est impeccable, il est impossible de ne pas s'extasier devant le tour de force de Mikey Madison qui compose un personnage impétueux et plein d'espoir. La férocité de son interprétation (son travail vocal justifierait déjà un prix d'interprétation féminine) n'annihile jamais la vulnérabilité d'Ani. Les grands yeux profonds de Mikey Madison transportent une mélancolie qui habite une jeune femme qui ne hurle pas dans le vide, mais pour revendiquer le respect qu'elle mérite. On peut avoir des réserves sur le positionnement du regard posé sur le corps féminin (et donc sur celui de l'actrice), mais on n'assiste pas tous les jours à la "naissance" d'une grande comédienne, et encore moins d'une star. Cannes est l'endroit idéal pour propulser une carrière au sommet, et on mise tout sur celle de Mikey Madison. 


The Substance, Coralie Fargeat, Royaume-Uni / États-Unis / France — En Compétition - Prix du scénario


Avec : Demi Moore, Margaret Qualley, Dennis Quaid 


La projection de The Substance, le deuxième long-métrage de Coralie Fargeat, est venue réveiller cette édition qui semblait alors encore bien calme. Après Revenge, la scénariste et réalisatrice française a fait une entrée fracassante en compétition avec un body horror féminin bien gore comme on n'en voit jamais à Cannes. Le concept est simple : Elizabeth Sparkle (Demi Moore), une ancienne gloire d'Hollywood reconvertie en star d'aérobic pour la télé, est remerciée par la chaîne car jugée trop vieille pour émoustiller le public. Humiliée et rejetée, Elizabeth Sparkle va alors succomber aux sirènes d'un obscur laboratoire et s'injecter “The Substance”, un mystérieux sérum qui, tous les sept jours, la remplace par une "meilleure version d'elle-même". En expulsant Sue (Margaret Qualley), un doppelgänger plus jeune, de sa chair, Elizabeth se voit offrir une deuxième chance de briller, au prix d'une mutilation crescendo. 


The Substance s'ouvre avec la pose d'une étoile au nom d'Elizabeth Sparkle sur Hollywood Boulevard. Au fil du temps, le scintillement s'efface et laisse la place à un pavé piétiné ; ni plus ni moins que le vestige d'un honneur souillé sur lequel un hamburger dégoulinant de ketchup vient s'écraser. Cette introduction, en plus d'être d'un symbolisme limpide, donne le la d'un film qui ne reculera devant aucun effet de mauvais goût (salvateur ?) pour passer au vitriol le regard sexiste (agiste et validiste) que l'on porte sur les corps féminins. Truffé d'excès stylistiques criards, répétés inlassablement, The Substance brasse une multitude de références du genre (d'Alfred Hitchcock à David Cronenberg en passant par Stanley Kubrick et Brian De Palma), les codes de la série B et une imagerie pornographique pour se payer, avec un humour narquois revendiqué, les travers de ceux qui traitent les femmes comme des bouts de viande rapidement périssables.


En poussant tous les curseurs de la satire au maximum, Coralie Fargeat confronte, jusqu'à l'absurde, un idéal juvénile impossible qui ne mène qu'à une haine de soi ravageuse. En cela, le film doit beaucoup à ses deux interprètes principales. Demi Moore, en femme bafouée qui se détruit pour grapiller quelques moments de célébration supplémentaires, fait preuve d'un investissement jusqu'auboutiste admirable, tandis que Margaret Qualley, en bombe atomique insatiable, révèle son potentiel comique. 


Avec sa musique bourrine, sa vulgarité, ses effets de montage improbables, son déferlement symbolique surligné (dialogues inclus), ses gros plans et inserts (sur les chairs qui craquent, les aiguilles, les déformations physiques) à la pelle et ses jaillissements d'hémoglobine à volonté, The Substance ne fait pas dans la subtilité. Mieux, il prend un malin plaisir à la narguer en relançant sa surenchère, comme autorégénéré par sa rage burlesque. Ce refus total de nuance répond aux comportements sexistes dénoncés dans le film qui ne méritent pas autre chose que des grosses éclaboussures qui tachent. En cela, le geste de Coralie Fargeat amusera toutes celles et ceux qui veulent se vautrer avec elle dans l'outrance. Chez les autres, il provoquera une bonne descente d'organes. Et, il ne sera pas vain de débattre, à sa sortie, du besoin de torturer les femmes pour dénoncer le sexisme. Mais, une chose est sûre : The Substance devrait ne laisser personne indifférent, et c'est sûrement le but recherché. On n'a même pas besoin de l'aimer pour être content·e de l'avoir vu.


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