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La contestation dans le cinéma americain

Les nouvelles qui nous arrivent tous les jours de l’autre côté de l’Atlantique donnent à la réalité des allures de mauvaise comédie satirique. Et si vous avez l’impression de regarder un spectacle – terrifiant, sidérant – c’est normal, Trump promet régulièrement que ses interventions seront « de la bonne télévision ». Face à cela, que peut le cinéma ? Il suffit de se plonger dans l’histoire filmique des États-Unis pour trouver des réponses.

Zabriskie Point, de Michelangelo Antonionio
© Metro-Goldwyn-Mayer

L’esprit de 68 et le spectre de McCarthy 


Les années 70, en particulier, ont connu un fleurissement de films politiques ou engagés, dans le sillon de 1968 et de la politisation massive de la jeunesse au cours des années 60. Zabriskie Point (1970) de Michelangelo Antonioni ouvre la décennie en synthétisant parfaitement son esprit. Si la critique a davantage retenu du film son côté sulfureux et sa représentation de la libération sexuelle, il s’agit aussi d’une œuvre ambiguë sur la tension insoluble entre violence de la société capitaliste et violence de sa contestation. 


Débutant par l’occupation d’une université californienne et la répression policière que lui opposent les autorités, le film suit le personnage de Mark, un étudiant qui a (peut-être) tiré sur un policier. La scène du coup de feu est montée d’une manière à rendre le public responsable de son interprétation. S’ensuit une longue fuite en avion, puis dans le désert où il rencontre Daria, jeune secrétaire dans une grosse entreprise publicitaire. Leur rencontre et leurs amours forment comme un intervalle, un moment de liberté avant que les personnages soient à nouveau confrontés au poids écrasant de la société. Antonioni signe un film poétique, planant, dont la transgression provient surtout du message politique : la société de consommation dévore ses enfants et la révolte conduit à toujours à une forme de violence désespérée.

Zabriskie Point, de Michelangelo Antonioni
© Metro-Goldwyn-Mayer

Si ce long-métrage reprend l’esthétique soixante-huitarde – jusqu’à faire intervenir Pink Floyd dans sa bande-originale – d’autres cinéastes ont pu s’en emparer dans ses propositions plus académiques. C’est le cas de Sidney Pollack avec Nos plus belles années (1973). À travers l’histoire d’un couple, le réalisateur scrute l’évolution politique des États-Unis entre les années 30 et les années 50. Katie et Hubbell ne saurait être moins bien assortis : d’un côté une étudiante communiste et révolutionnaire, oratrice passionnée (et souvent moquée) sur son campus ; de l’autre, le fils sportif d’une famille riche, beau gosse et désinvolte. Ils se retrouvent quelques années plus tard, se marient et travaillent tous les deux à Hollywood. La seconde partie du film s’intéresse au climat de terreur qui s’abat sur le monde culturel américain pendant le maccarthysme.


Dans Nos plus belles années, Pollack étudie la conscience américaine, dont ses deux personnages incarnent les deux pôles. Katie, très engagée, reste à la pointe du mouvement anti-maccarthysme, malgré les risques très réels qu’elle encourt. À l’inverse, Hubbell hésite, tiraillé entre le succès de sa carrière de scénariste et ses idéaux. Le couple se sépare comme une partie de la société américaine : les radicaux se sentant trahis par la bourgeoisie libérale, trop passive face aux reculs des libertés engendrées par la frénésie anticommuniste. Dans la dernière séquence du film, les deux protagonistes se rencontrent par hasard ; ils ont refait leur vie, chacun de leur côté, et paraissent apaisés. Le message de Pollack, peut-être un peu trop optimiste, penche vers la réconciliation.

Nos plus belles années, de Sidney Pollack
© Columbia Pictures

Infospectacle et dystopie

Sidney Lumet se dirige vers une conclusion opposée. Il  démarre sa carrière dans les pas du grand cinéma moraliste américain (Capra, Kazan, Ford…), avec le célébrissime Douze hommes en colère (1957), ode à la raison et contre la peur de l’autre. Il évolue avec des films comme Point limite (1964) ou La Colline des hommes perdus (1965) qui postulent que même quand justice l’emporte, c’est toujours au prix d’un éclatement de la violence. Avec Network (1976), il va un cran plus loin : il décrit une société du spectacle où la vérité cesse d’exister et où la révolte elle-même est digérée par l’industrie.


Le film se concentre sur l’histoire du présentateur Howard Beale. Sa chaîne de télévision vient d’être rachetée et la nouvelle direction veut le remplacer pour booster les audiences. Howard décide alors d’utiliser l’antenne pour dénoncer la situation… et l’audimat crève le plafond. Bientôt transformé en show, le journal d’Howard préfigure de manière terrifiante l’infospectacle aujourd’hui dominante sur les chaînes d’informations en continu. La fin, qui montre un assassinat en direct, sonne à la fois comme une libération pour le personnage et comme le début d’une nouvelle ère : celle de la disparition de toute décence.

Network, de Sidney Lumet
© Metro-Goldwyn-Mayer

À l’opposé de cette vision particulièrement sombre des médias de masse, d’autres longs-métrages ont plutôt insisté sur l’importance du journalisme d’investigation, considéré comme un quatrième pouvoir face au monde politique. C’est le cas des Hommes du président (1976) de Alan J. Pakula qui revient sur le scandale du Watergate. Aujourd’hui, le film permet de prendre conscience du recul des standards éthiques aux États-Unis, où des affaires bien plus graves sont devenues la norme.


Mais certaines franges du cinéma indépendant américain ont été encore plus loin dans leur dénonciation des dérives du pouvoir et de l’autorité. Longtemps difficile à voir, des films comme Punishment Park (1971) de Peter Watkins ou Born in Flames (1983) de Lizzie Borden restent des pièces maîtresses de la contre-culture cinématographique et des outils de contestation puissants. Ces films de combat ne manquent pas d’héritier, autant chez des cinéastes ayant pignon sur rue comme Adam McKay, avec des films comme Vice (2018) ou Don’t Look Up (2021), que chez des militants plus affirmés comme l’équipe derrière How to Blow Up a Pipeline (2022) ou le Sorry to Bother You (2018) de Boots Riley. La décomplexion du deuxième mandat de Trump fournira-t-il au cinéma américain l’occasion de s’opposer frontalement au techno-fascisme qui vient et de proposer d’autres imaginaires, emprunts de justice et d’égalité ? On peut l’espérer.



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