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Photo du rédacteurJulien Del Percio

Rencontre avec Ève Duchemin, réalisatrice de Temps Mort


© O'Brother Film Distribution

Après plusieurs documentaires et courts-métrages, la réalisatrice Ève Duchemin réalise son premier film de fiction : Temps Mort. Trois détenus, trois histoires, trois générations différentes qui, lors d’une permission de 48 heures, tentent de rattraper le temps perdu. Rencontre avec une cinéaste au regard empli d’humanité.


Ce n’est pas la première fois que vous abordez la prison dans votre travail. Il y a sept ans, vous aviez réalisé le documentaire En Bataille : Portrait d’une directrice de prison. Pourquoi cette thématique vous intéresse-t-elle ?


Lorsque je fais mes documentaires, je ne choisis pas un sujet mais je rencontre des gens qui me bouleversent et cela me donne envie de faire des films. Et voilà, un jour j’ai rencontré cette directrice de prison géniale… dans une fête (rires) ! Elle était furieuse contre son boss, moi aussi, donc on a commencé à discuter mais je ne savais pas du tout ce qu’elle faisait, c’était une petite blonde toute frêle et quand elle m’a dit qu’elle était directrice de prison pour hommes, vous imaginez bien mon impatience immédiate ! Ça a pris cinq ans pour qu’on puisse faire ce documentaire avec elle mais entre-temps, elle m’a ouvert les portes de sa prison et j’ai pu faire un film sur la pratique du sport chez les détenus qui avaient écopé de longue peine. Avec eux, on parlait de sport mais derrière cela, ils me donnaient tous leurs secrets pour tenir bon et ne pas devenir fou. C’était super beau. On a vraiment eu le temps d’échanger longuement avec eux et c’est vrai qu’en sortant du documentaire sur la directrice de prison - qui est plutôt tourné du côté de l’autorité donc - j’étais un peu frustrée, comme si j’avais une dette envers eux, puisqu’ils m’avaient autorisé à les filmer à visage découvert, etc. Un autre élément déclencheur, ça a été mon assistant-caméra, qui était en prison avec eux. Il a eu une première permission de sortie alors qu’il n’avait plus que six mois à faire et en fait, il n’est tout simplement pas rentré. On l’a retrouvé en bas de chez sa mère deux semaines plus tard. Je me disais “mais qu’est-ce qui a bien pu lui passer par la tête, il a préféré écoper de plus de prison juste pour passer deux semaines près de sa mère”. Je me suis rendu compte aussi de l’impact des familles, qui payent les pots cassés de cette absence. En suivant ce fil, je me suis mis à écrire un scénario.


Et pourquoi revenir à la prison par le biais de la fiction ?


Parce que les scènes les plus intenses que je voulais narrer et filmer, ce sont des moments que je ne me permettrais pas de filmer en documentaire. Ce que je voulais, c’était trouver un endroit de fragilité, de beauté et d’intimité masculine trop délicat à aborder en documentaire. Ma caméra n’a rien à faire dans une chambre à coucher. Et puis aussi, comme ce sont des gens dont le temps est compté, je trouvais cela d’autant plus délicat de leur demander de m’emmener avec eux auprès de la famille. Le prix à payer était fort.



© O'Brother Film Distribution

Comment s’est déroulé le travail avec les acteurs ? Est-ce différent du documentaire ?


Cela ne change pas tant que ça. J’ai fait mon casting comme je choisis mes personnages dans mes documentaires c’est-à-dire que j’ai pris des gens que j’aime éperdument et qui ne sont pas trop éloignés de leur personnage, ou en tout cas qui ont une partie du personnage en eux. Il suffit de la trouver.



Dans le film, il y a trois récits répartis sur trois générations, il y a forcément des différences de ton et de rythme. Comment êtes-vous parvenue à gérer ces fluctuations tout en gardant une œuvre cohérente ?


Dès le départ, il y a des personnages plus bruyants que d’autres. En fait, c’est comme une partition de musique, chacun son instrument : lorsqu’un personnage tombe dans le silence, un autre se met à parler et à prendre le lead. C’est quelque chose que j’ai beaucoup cherché au scénario et au montage, il ne faut pas toujours sur-saturer, il faut savoir trouver un équilibre. Le rythme d’un film, c’est de la musique en tant que telle, en tout cas, c’est comme ça que je l’ai appréhendé.



© O'Brother Film Distribution

Pourquoi avoir choisi spécifiquement trois détenus masculins ?


Inconsciemment, je pensais déjà à la prison dans laquelle j’avais réalisé mon précédent documentaire sur le sport, où les détenus étaient tous des hommes. Et puis, les femmes ne représentent même pas 4% de la population carcérale. Au-delà de ça, le but était tout simplement de faire un film sur des gens “normaux”, banals. La plupart des gens en prison sont des hommes qui ne sont ni des gros caïds, ni des tueurs, mais juste des gens qui ont fait un pas de côté et dont la vie s’est écroulée. Je voulais que mon film soit du côté de l’ordinaire. Mais ce qui est extraordinaire par contre, c’est toute cette vie qui les attend dehors, l’amour de ces femmes déçues. Maintenant même si j’ai choisi trois hommes, j’avais hâte qu’ils ressortent et qu’ils soient face à ces personnages féminins que j’adore et que j’ai écrits avec soin. Même si elles ont peu de scènes, je savais qu’elles avaient toutes quelque chose de marquant qui faisait qu’on les garde en tête. Et puis, peut-être que c’est parce que je suis une réalisatrice, mais moi en tant que femme ça me bouleverse de voir des hommes dans toute leur vulnérabilité. Je crois au concept de la muse dans l’autre sens, au masculin, d’être inspiré par ces êtres qui tentent tout mais qui n’y arrivent pas car ils ne se sentent pas regarder par leur mère, par leur femme. Je n’ai pas beaucoup filmé d’hommes dans ma vie mais j’ai adoré le faire.


Le film insiste assez peu sur les causes des incarcérations. Pourquoi ce choix d’éluder cet aspect ?


C’est justement car je ne voulais pas me concentrer là-dessus. Le film commence après. Ils ont fait des conneries, ils ont été incarcérés et s’ils ont une permission c’est qu’ils se sont bien comportés, qu’ils approchent d’une fin de peine. La question du film c’est : maintenant qu’ils ont payé, peuvent-ils envisager le reste de leur vie ? Si on se focalise trop sur ce qu'ils ont fait en prison, j’avais peur que certains spectateurs se posent trop de questions. Je ne suis pas là pour dire si ce qu’ils ont fait est bien ou mal, moi j’ai juste envie de les montrer dans toute leur humanité. Pour moi, la leçon du film, c’est d’arrêter de voir les gens avec des étiquettes, que ce soit la prison ou autre chose, arrêtons de voir noir ou blanc tout le temps. Il y a de l’humanité partout. Un gamin de vingt ans, il a le droit de commencer à envisager le reste de sa vie malgré ce qu’il a fait. Ils ne sont pas que ça. Et c’est tout le propos du film de voir ces hommes reprendre contact avec ces gens qui les ont connus avant qu’ils ne soient que des numéros. Après, s’il le souhaite, le spectateur a assez de pistes dans le film pour reconstituer le puzzle et comprendre ce que chacun a pu faire.




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