Primé à Cannes et choisi pour représenter la Belgique aux Oscars, Augure est probablement une des plus belles pépites esthétiques de cette fin d’année. Nous avons rencontré son auteur, l’artiste belgo-congolais aux multiples facettes, Baloji.
Pourquoi ce titre Augure (Omen) ?
Je voulais Augure car le nom existe aussi en anglais mais apparemment c’était un anglais un peu ancien. Ce que j’aimais, c’était l’idée du présage. Le titre m'est venue en cours d'écriture.
Votre film est découpé en quatre volets qui correspondent à quatre points de vue différents. Pourquoi avoir choisi ces histoires-là ?
Si je n’avais fait un film que sur Koffi (personnage incarné par Marc Zinga, NDLR), ça aurait été un film à destination des Européens. En fait, on a l’impression que Koffi est une victime pendant le premier quart d’heure mais en réalité, il est plutôt privilégié : il a un passeport qui lui permet de voyager librement, une femme qui l’aime (Lucie Debay) et avec qui il est sur le point de fonder une famille, ainsi que des perspectives dans la vie. Koffi sert de prétexte, d’introduction pour parler d’autre chose. Au départ, on pense que le film va parler de lui et puis on se rend compte assez vite que ce ne sera pas le cas.
Qu’est-ce qui vous a mené au cinéma ?
J’en avais l’envie et le besoin. C’est un exercice d’empathie. À travers le cinéma, on travaille beaucoup à partir du point de vue. Le point de vue d’une femme de trente-cinq ans par exemple qui considère que la déconstruction passe par la sexualité ; une maman de septante ans invisibilisée par la société…J’ai passé beaucoup de temps à réfléchir aux rapports hommes-femmes. Personne ne m’a rien demandé, personne n’attendait mon projet, je l’ai fait parce que ça m’intéressait moi. On a souvent voulu me ramener à la musique, on m’a même proposé de plutôt faire une comédie musicale.
Comment fait-on pour parler le plus justement possible de différents points de vue, parfois éloignés de notre expérience ?
C’est compliqué mais on apprend en observant. Je connais beaucoup de femmes comme Mama Mujila (la mère incarnée par Yves-Marina Gnahoua), de familles monoparentales, de familles où l’autorité du père est brandie alors même que ceux-ci sont absents, soit par lâcheté soit pour d’autres raisons Ce rapport-là, je pense qu'il est universel : je l'ai observé autant ici que là-bas. J'ai été confronté à ces codes qui montrent que c'est le patriarcat qui gagne toujours.
Était-ce important pour vous que le film soit tourné au Congo ?
À l'exception de Kaniama Show - parce que je n'avais pas les fonds - tous mes films sont faits au Congo. Je trouve important de le montrer autrement. C'est tout aussi essentiel au niveau cinématographique. Le travail de Dieudonné Hamadi, dont En route pour le milliard (2020), sélectionné à Cannes avant le mien, y a largement contribué. Quand le ministre de la culture monte les marches à Cannes avec le drapeau congolais, ça change le regard sur mon film et ça donne un accès à un nouvel imaginaire.
Quelles sont vos autres sources d'inspiration ?
J'aime énormément le cinéma italien des années 60-70 mais aussi le cinéma sud-américain, justement parce qu'on y trouve beaucoup de réalisme magique et d'onirisme. Je me retrouve moins dans le cinéma contemplatif, où le temps est dilué, car je viens de la musique, d'une culture de l'immédiateté. Je suis aussi attiré par un cinéma plus naturaliste comme celui des Dardenne, mais aussi les vieux Almodóvar dans lesquels il se permet des cassures narratives. Yórgos Lánthimos est aussi un de mes héros, grâce à sa capacité à sortir du plausible. Son film Canine est tellement brillant. La poésie m'aide également à aborder des sujets douloureux, parce qu'elle a ce que j'appelle la politesse du désespoir qui permet de faire face à ce qui nous déchire.
Dans votre film, il y a plusieurs références aux mines, quelle importance ça a pour vous ?
L'histoire se déroule dans une ville qui n'existe pas, qui n'est pas nommée, un mélange entre Kinshasa et Lubumbashi. C'est ma façon, à travers la poésie, de répondre à certains choix politiques de l'État congolais. Créer ce lieu imaginaire correspond aussi à cette idée d'onirisme. Mon film a sa propre géographie. On y voit pourtant les mines en fond, qui symbolisent la malédiction de ce pays. Le fait que le père disparaisse dans une des mines, représente ça aussi. La musique de fin parle exactement de ça. Ce sont des milliers de vies sacrifiées pour le confort du monde qui fonctionne à base de cuivre, d'uranium, de coltan… toute cette richesse circule sans que le peuple n'y ait droit, c’est assez fou et saisissant.
Est-ce que le rapport à la sorcellerie a évolué dans la société congolaise ?
Je porte la sorcellerie dans ma chair : Baloji signifie littéralement "sorcier". C'est comme si tu t'appelais "démon" ici. J'étais à Kinshasa récemment, on a fait une conférence de presse à l'Académie des Beaux-Arts et je n'ai jamais entendu mon nom prononcé autant de fois ! Avant, quand j'y allais pour faire des émissions radio, on ne disait pas mon prénom, on m’appelait par mon prénom catholique, Serge. Pour moi, c'est important de renverser le stigmate aujourd'hui.
À qui s'adresse Augure ?
Aux mamans ! Toute la construction du film nous y amène. Je viens d'une culture assez pudique, aux antipodes de la culture de l'enfant-roi, de Françoise Dolto, mais tout aussi valable. Chez nous, on ne hurle pas sur ses aînés. Dans mon film, les traditions sont là. Je ne pense pas qu'on puisse changer une société. Certaines personnes perçoivent l'obéissance des enfants à l'égard des parents comme une forme de barbarie. On m'a fait la remarquer à Angoulême, ce qui est surprenant dans un pays où le président veut incriminer les mères pour les incivilités de leurs enfants. Pourtant, si ces jeunes traînent en rue, ce n'est pas que du ressort de leurs parents, c'est la responsabilité de toute une société : qu'est-ce qui amène à ça ? De la même façon, au Congo, qu'est-ce qui amène à ce qu'on dise à une mère que son fils cadet est un sorcier et qu'il faut donc l'abandonner ?