En suivant les pérégrinations de Jérôme (Romain Duris) dans sa quête pour renouer avec sa fille qui ignore jusqu’à sa présence à Tokyo, le cinéaste belge Guillaume Senez porte un regard œil compatissant sur le combat mené par les parents séparés au Japon, dans une société où la garde partagée était - jusqu’il y a peu - inexistante. C’est à Namur que nous avons rencontré le cinéaste, ainsi que Romain Duris, pour cette double interview.
Kévin Giraud : Quel rapport entretenez-vous à cette lutte pour le droit à la parentalité ?
Guillaume Senez : En fait, je l’ai découvert un peu par hasard. À l’époque, j’étais au Japon, en pleine promotion de Nos batailles pour sa sortie là-bas, et Romain était avec moi. On avait déjà évoqué notre envie de collaborer à nouveau, et on se retrouvait régulièrement à discuter de divers sujets. Un jour, on a entendu parler de ces parents et de ces récits. Leurs histoires nous ont particulièrement touchés. Plus on posait de questions, plus on ressentait le besoin d’en apprendre davantage sur ce sujet grave mais délicat.
Après nos premières rencontres avec des témoins français au Japon, la pandémie est venue compliquer les choses. Le pays a été l’un des derniers à rouvrir. Cela nous a retardés, mais dès que ça a été possible, nous y sommes retournés et avons assisté à une manifestation en soutien à ces parents, tant étrangers que japonais d’ailleurs. Et là, beaucoup de gens sont venus nous partager leurs histoires, sans retenue. C’est là que j’ai pris conscience de l’ampleur du sujet. L’un des défis était d’éviter à tout prix le manichéisme. En tant qu’auteur, j’ai la responsabilité de façonner un imaginaire collectif qui puisse refléter ces réalités diverses pour le public. Mon objectif était de présenter cette complexité, tout en gardant une trame narrative claire autour du personnage de Romain. C’est une approche classique, mais en arrière-plan, on a intégré de nombreux détails pour enrichir le récit et apporter des nuances. Malgré tout, le film n’a pas été coproduit par le Japon, et nous n’avons pas encore de distributeur là-bas. Cela reste une thématique difficile même si les choses bougent petit à petit.
Pouvez-vous nous parler de vos choix de mise en scène et de vos influences?
Pour ce projet, Le Samouraï de Jean-Pierre Melville et Taxi Driver de Martin Scorsese étaient des influences évidentes, avec ces travelings nocturnes dans Tokyo. Ensuite, le défi était d’utiliser le découpage pour faire évoluer la relation entre le chauffeur de taxi et sa cliente, qui passe progressivement d’une simple relation professionnelle à celle d’un père et d’une fille. Nous avons essayé de traduire cette évolution à travers les choix de cadrage : au début, ils sont filmés séparément, chacun dans son propre plan, puis, petit à petit, nous les rapprochons. Au départ, on utilise un cadrage plus serré, ensuite on élargit progressivement jusqu’à les réunir complètement dans un même plan. C’était un défi technique, car tourner dans une voiture impose certaines limites, surtout en voulant conserver un style cinématographique naturaliste. J’ai toutefois essayé d’amener un aspect sensoriel avec une belle lumière et de la musique, ce que j’avais peut-être moins fait dans mes autres films jusqu’ici. Tout en offrant une ouverture à la fin du film, avec cette épiphanie, cette libération de la parole et de l’image.
Dans vos précédentes interviews, vous soulignez aussi l’importance pour vous d’avoir des personnages imparfaits…
Ce n’est pas à moi de prendre le public par la main, ou lui dicter ce qui est bien ou mal. J’essaie au contraire d’apporter de la complexité dans mes protagonistes. J’aime les personnages entiers, ceux qui peuvent s’énerver, rire, pleurer et s’embrasser dans une même scène. Cette richesse émotionnelle me passionne et m’a toujours attiré dans les films que j’admire. Faire en sorte que le public s’attache à un personnage qui peut, à première vue, sembler agaçant, mais en parvenant à révéler son humanité à travers la dramaturgie et le jeu, c’est l’un des plus beaux défis en direction d’acteur. En fin de compte, je crois que les auteur·ices ont une responsabilité quant à la façon dont ils représentent leurs personnages. Mais c’est aussi lié au système, et aux décisionnaires financiers qui influencent parfois ces choix. C’est un vrai débat, mais je fais de mon mieux pour toujours viser cette complexité et cette richesse.
ROMAIN DURIS
Stanislas Ide : Dans le fond comme dans la forme, 'Une part manquante' se glisse dans le sillon de 'Nos batailles', votre précédent film avec Guillaume Senez. Qu'est-ce qui vous a donné envie de prolonger votre collaboration avec lui ?
Romain Duris : Ses scénarios sont toujours construits avec des thèmes bouleversants. Dans 'Nos batailles' et ce film-ci, on trouve le point commun de la disparition de l'être aimé, du couple éclaté et du manque. Des situations qui ne sont pas finies, qui génèrent du mystère et déclenchent un chamboulement chez les personnages. Ensuite, il y a la sensibilité de Guillaume, son écoute et le terrain de jeu qu'il nous propose en tant que comédiens. Il a tous les dialogues dans sa version du scénario mais au lieu de nous les partager, il les garde pour lui et nous fait improviser jusqu’à nous amener à la scène. Ensuite il resserre, encore et encore, tout en soulignant des mots-clefs dans nos échanges. Au final, on tombe à peu près sur la version qu'il avait dialoguée au départ. J'adore ça !
Ce procédé était-il facile à maintenir avec vos nombreux dialogues en japonais ?
On a dû avancer plus concrètement pour ces séquences. Déjà, pour aborder cette langue, il faut l'aimer. Ce qui était mon cas. Ensuite, il fallait avoir du temps. Je l'ai pris car je ne voulais pas faire ça à l'arrache. On parle de quatre mois de travail avec, dans les oreilles, les lignes du script et plein d’autres sons énoncés par une coach. Dès que je mettais un peu trop de musique dans ma voix, on me disait d'aplatir mon phrasé. J'ai aussi dû apprendre à enchaîner les syllabes. Ça, c'était la partie la plus technique mais je n’ai jamais trouvé ça barbant.
Dans 'Nos batailles', votre personnage apprenait à écouter. À l'inverse, celui que vous jouez dans Une part manquante est appelé à se réveiller, à sortir d'un certain conformisme. Voyez-vous ce nouveau rôle comme une continuité ou une inversion ?
Je n'ai pas tracé de pont entre les deux rôles mais c'est vrai qu'au départ Jay est un personnage très verrouillé. On le sent comme enfermé dans une acceptation et on va le voir s'ouvrir. C'est une renaissance.
Quoi qu'il en soit, les héros de Guillaume Senez sont ancrés dans un présent venant questionner leur masculinité...
Ils ne sont pas dominants, c'est vrai. Et ils sont très actifs, comme s’ils n’avaient pas le temps de s'enfoncer dans le jugement. Ce sont à la fois des hommes et des parents. Dans 'Nos batailles', Olivier prenait le rôle de deux parents pour lui et, au bout du compte, cessait de considérer son épouse comme une antagoniste. Je ne sais pas si ces comportements rendent Jay ou Olivier modernes mais force est de constater qu'ils cherchent à s'en sortir plutôt que d'arbitrer.
Le film est généreux en émotions. Qu'est-ce qui vous fait pleurer au cinéma ?
Les choses irréversibles. Ici, Jay a perdu dix ans de sa vie. Ça, c'est irréversible et ça peut me faire pleurer. Faut dire, je découvre encore le rôle de père au cinéma. Moi, j'ai surtout joué des frères et des amoureux. Là, je joue des pères et je ne me doutais pas que ça allait être aussi intense. Et je ne lutte pas contre. J'ai un âge où il est plutôt logique que la question de la parentalité se pose.