Un mauvais goût salvateur et jubilatoire. Qu’est-il arrivé à Elizabeth Sparkle ? Autrefois en haut de l’affiche, lauréate d’un Oscar, l’actrice fictive interprétée par Demi Moore termine tristement sa carrière en tant qu'animatrice d’une émission d'aérobic de seconde zone. Enfin, ça, c’était avant qu’elle soit gentiment poussée vers la sortie par son patron. La cause ? Comme toutes les femmes à Hollywood, Elizabeth souffre d’une maladie incurable : elle vieillit. Alors, lorsqu’on lui propose la substance, un composé chimique capable de faire émerger une meilleure version d’elle-même - une version plus belle, plus parfaite, plus jeune surtout - elle hésite à peine. Grâce à la substance, Elizabeth devient Sue, du moins une semaine sur deux, à condition qu'elle maintienne une juste balance entre les deux corps, afin qu’aucun ne grignote l’autre. Une règle simple, évidemment énoncée pour être transgressée.
Vous l’aurez compris, comme de nombreux chef-d'œuvres avant lui - on pense à Eve et Boulevard du crépuscule - The Substance évoque la vampirisation du corps des femmes et la manière dont Hollywood digère les actrices, après avoir dévoré leur jeunesse. De dévoration, il est littéralement question dans le film, tant Coralie Fargeat se répand en métaphores carnassières et autres symboles culinaires peu ragoûtants, notamment lorsqu’il s’agit de caractériser les personnages masculins comme des ogres insatiables. Bruits de mastication visqueux, gros plans outranciers sur la nourriture, doigts crapoteux que l’on pourlèche avec avidité : la mise en scène ne fait pas dans la dentelle, et c’est justement ces excès qui distinguent le film du tout-venant de la scène horrifique.
Comme dans son précédent film, Revenge, Coralie Fargeat cherche moins à renouveler une trajectoire thématique qu’à en offrir une déclinaison hypertrophiée, à la fois caricaturale et inspirée. La descente aux enfers de son héroïne est l’occasion d’un effroyable laboratoire de mise en scène pour la réalisatrice, qui exploite à leur paroxysme les potentialités du body horror. Que restera-t-il d’Elizabeth Sparkle, femme sans but, dénuée de superbe dès lors qu’aucune caméra ne se pose sur elle ? Il restera de la chair. Une chair qui palpite, qui suinte, qui se déchire, qui gonfle, qui se disloque, qui se tord. Pour concrétiser cet itinéraire de dépersonnalisation, Fargeat déploie une inventivité hors-norme et modernise les motifs du cinéma d’exploitation des années 80 par le biais d’une mise en scène survoltée, parfois clipesque.
Malgré son aspect très grand-guignol, le film conserve toujours son pouvoir de fascination. D’abord, grâce à son scénario, à la fois précis et patient, qui prend le temps de présenter son concept avec acuité et opère une gradation très maîtrisée dans l’horreur. Ensuite, grâce à ses actrices sur lesquelles Fargeat a l’intelligence de se reposer : d’un côté, Demi Moore, qui figure parfaitement la névrose et la haine de soi engendrées par le star-system, vraie figure tragique du projet, et de l’autre, Margaret Qualley, dont l’interprétation outrée embrasse totalement son stéréotype de starlette trop parfaite et sur-sensuelle. Ensemble, les deux comédiennes portent The Substance vers le point de chute de sa démarche esthétique. On oubliera pas de sitôt ce climax sous forme de foire aux organes qui explose tous les baromètres du bon goût et de la bienséance, ainsi que son plan final étrangement déchirant.
Oui, The Substance en fait trop, mais c’est justement cette radicalité, cette obstination inflexible à se salir les mains jusqu’au bout, qui fait du film une expérience aussi définitive. Alors qu’une cloison entre le cinéma de genre d’exploitation et une horreur plus raffinée semble se dresser, la présence d’un film aussi bas du front en compétition à Cannes ne peut que réjouir. Si en 2021, la Palme d’or Titane avait fait entrer les monstres sur la Croisette, alors le choc The Substance leur érige définitivement un trône.
RÉALISÉ PAR : CORALIE FARGEAT
AVEC : DEMI MOORE, MARGARET QUALLEY, DENNIS QUAID
DURÉE : 141 MINUTES
PAYS : ÉTATS-UNIS
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