Un monde sans David Lynch n'existe pas
- Katia Peignois
- 28 févr.
- 4 min de lecture
Le 15 janvier dernier, David Lynch nous a quittés. Cinéaste, peintre, musicien et photographe, David Lynch n’était pas seulement un artiste complet qui a révolutionné le paysage audiovisuel en s’affranchissant des contraintes du médium. Pour beaucoup, il incarnait également le cœur battant d’un univers peuplé de souvenirs, parfois hallucinés, et de sensations qui hantent jusqu’au vertige.

Ode à la créativité et à la singularité sans limites, la démarche de David Lynch appelle à rejoindre et à explorer ses récits oniriques, romantiques et teintés d’absurde en se laissant guider par nos intuitions. Cette invitation, c’est celle d’un poète qui nous convie à glisser dans son monde en acceptant d’éprouver les déflagrations de l’expérience de la condition humaine. Puisque David Lynch a passé sa carrière à nous encourager à ressentir ses films plutôt qu’à leur imposer une analyse unidimensionnelle, je ne pouvais pas lui rendre hommage sans l’aborder par le spectre du rapport intime et de l’émotion. Aux adieux inconcevables, je préfère un voyage personnel — forcément sélectif — et illustré à travers une poignée d’œuvres de celui qui a changé ma vie.
Twin Peaks et le feu sacré
Les rêves et les souvenirs ont en commun de se prêter au décodage et à la réinterprétation. D’aussi loin que je me rappelle, ma fascination pour la série Twin Peaks est née avec Audrey Horne (Sherilyn Fenn) et sa scène de danse envoûtante au Double R Diner (1 et 2) sur la composition d’Angelo Badalamenti. Le mystère, l’espace entre deux mondes et l’ADN unique de Twin Peaks se manifestent parfaitement dans les mouvements de l’adolescente et dans le rythme de la musique. Audrey Horne m’a ainsi entraîné vers les personnages féminins de Lynch — et l’empathie qu’il leur témoigne face aux atrocités patriarcales qu’elles endurent — et ses actrices inoubliables. Audrey, par effet miroir, me conduisait inéluctablement vers le feu sacré lynchien : Laura Palmer (Sheryl Lee).
Dans Twin Peaks : Fire Walk With Me (1992), Laura Palmer, multiple et évanescente, est une force active qui déstabilise la ville en l’exposant à sa passivité et en la renvoyant à sa nature incestueuse. J’ai saisi la puissance du cinéma de David Lynch lorsque j’ai découvert la scène de la rencontre entre Laura Palmer et la Log Lady (Catherine E. Coulson) devant le Bang Bang Bar (2) ; ce moment de bienveillance pure avant le déferlement d’une horreur insoutenable. Laura, au nom de tous·tes les autres, personnifie l’innocence sacrifiée dont nul ne peut ressortir indemne. À cet égard, le bouleversement de Bobby Briggs (Dana Ashbrook) dans Twin Peaks : The Return (2017) quand il revoit vingt-cinq ans plus tard le portrait iconique de Laura ravive les larmes (3) d’une tragédie qui n’a pas pu être empêchée. Et, le cri final de Laura Palmer, dans la saison 3 Son cri final, dans Twin Peaks : The Return (2017) (4), reste toujours pour moi la plus déchirante des réactions aux traumas et à l’impossibilité de réparer les sévices du passé.




Strange Worlds
La dualité et la contradiction se déclinent sous toutes leurs formes dans l’œuvre de David Lynch. Le sublime et la grâce répondent à l’indicible et à l’effroi. Dans Blue Velvet (1986), si les scènes de viols, de voyeurisme et la descente de Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan) au creux du mal frappent tant, c’est bien parce qu’elles cohabitent avec une candeur sentimentale. Dès que je repense au dialogue entre Jeffrey Beaumont et Sandy Williams (Laura Dern) qui raconte son rêve où les rouges-gorges, en symboles de l’amour absolu, servent de remède à la perversité (5 et 6), j’entends la voix de Lynch qui se dresse contre les ténèbres.
En sondant ma mémoire lynchienne, l’intensité de certains sons et de certaines images me revient de concert avec une sensation angoissante. Plus jeune, j’étais pétrifiée par la manière dont le réalisateur filme les lieux, particulièrement les couloirs et les encadrements de portes, comme des labyrinthes de la psyché humaine. Dans Lost Highway (1997), la maison est le réceptacle en clair-obscur de la jalousie et de la possessivité masculines. La silhouette inquiétante de Fred Madison (Bill Pullman) qui s’engouffre dans la noirceur (7) pour espionner sa femme Renee (Patricia Arquette) me terrorise encore.



“I’m in love with you”
Le romantisme spectral de Mulholland Drive me lie viscéralement à David Lynch. Chaque plan, chaque geste, chaque réplique, chaque son et chaque note musicale me ramène à des bribes de moi-même, faisant ressurgir le passé. Les mains serrées de Betty (Naomi Watts) et Rita (Laura Harring) après l’amour (8) et celles entrelacées de Diane Selwyn (Watts) et Camilla Rhodes (Harring) alors que cette dernière entraîne Diane sur les hauteurs de l’Enfer hollywoodien (9) avant de lui briser le cœur (10) débordent largement du cadre de la référence cinéphilique. À mes yeux, ce sont des éclats synesthésiques foudroyants et indélébiles.
Quand David Lynch s’en est allé, nous laissant seul·es face à un réel qui manque de sens, je me suis demandé à quoi allait bien pouvoir ressembler un monde sans David Lynch. Retraverser sa filmographie m’a amenée à un constat rassurant : tant que ses images et ses sons vivront avec et en nous, un monde sans David Lynch n’existera pas.


